Voici un extrait d'un article paru dans Nouvelles Clés.
Il s’agit d’un entretien avec Raimon Panikkar, que je ne connais que par la fréquence avec laquelle son nom est cité dans les récents ouvrages que je viens de lire.
Ce détail récurrent me fit prêter l’oreille à ce jeu d’échos, lequel tisse les constellations mystérieuses du savoir, jusqu’au Journal Intégral avec son récent article sur Edgar Morin.
C’est que le propos de Panikkar reflète les préoccupations qui agitent une part de plus en plus grande d’individus dans le monde.
Cette crise à laquelle l’humanité est confrontée, sans commune mesure avec ce que nous avons connu jusqu’à présent, nous oblige à nous reconsidérer en profondeur.
Elle nous pousse ni plus ni moins à changer de paradigme, comme disent les savants, à imaginer d’autres rapports au monde et à intégrer la dimension spirituelle laquelle nous fait si cruellement défaut.
Il n’est donc pas étonnant qu’il trouve des résonnances chez nombre de gens dont le souci majeur n’est rien d'autre que la survie, sa mutation profonde plutôt, de l’espèce.
Voilà de quoi nourrir non seulement notre réflexion mais susciter nos ressources afin de nous engager dans ce processus de transformation radicale.
" Un homme exceptionnel nous a quitté cette année à 92 ans. Professeur des plus prestigieuses universités à Harvard, à
Mysore en Inde, à Girona en Espagne à laquelle il a légué toute sa fabuleuse bibliothèque, auteur de livres traduits dans le monde entier, parlant lui-même douze langues, la pensée de Raimon
Panikkar se situe au confluent de l’orient et de l’occident et lui a permis d’être l’un des piliers du dialogue interreligieux. Marc de Smedt l’avait rencontré en 2008, chez lui à Tavertet en
Catalogne, dans sa maison ermitage, vrai nid d’aigle surplombant un magnifique paysage. Une rencontre émouvante avec cet homme, vrai humaniste moderne qui disait : « Mon aspiration ne
consiste pas tant à défendre ma vérité qu’à la vivre ».
CLES : Edgar Morin, dans son livre Vers l’abîme [1], vous cite en disant : « nous sommes plutôt à la fin de l’histoire au sens supposé par RaimonPanikkar, penseur indien et catalan, pour qui nous devons reconsidérer les huit mille dernières années de l’histoire humaine pour nous demander si c’est bien là le destin de l’humanité. Ne peut-il y avoir quelque chose au-delà de l’histoire et, s’il y a quelque chose, c’est un nouveau commencement qui signifie recommencement. » Et vous dites, dans vos derniers livres [2] que notre civilisation est en train d’arriver face à un mur ou un ravin vertigineux qui, pour être invisible, n’en est pas moins réel. Comment ressentez-vous donc cette « fin d’un monde » qui est en train de se passer ?
Raimon Panikkar : Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une crise de plus. Nous sommes entrés dans LA crise. Tout nous y conduit : le pillage et la destruction de la planète, le double fait que l’espace vital a cessé d’être sacré et risque ainsi de n’être plus la demeure de l’homme, et que le psychisme de l’espèce humaine ne va bientôt plus supporter le rythme effréné de notre train de vie. Quelque part nous pressentons que notre civilisation risque d’être sans avenir. Certains impatients voudraient lancer des révolutions pour créer un monde nouveau. Cela ne ferait qu’ajouter de la destruction à celle qui est déjà en cours. Ce qu’il faut, c’est une transformation. Et la transformation est surtout une affaire spirituelle.
Vous dites cela alors que le fanatisme religieux augmente ! Mais je sais que vous défendez la sagesse des spiritualités face au dogmatisme religieux...
Pourquoi tellement de gens ne croient-ils pas au concept d’un monde intérieur spirituel ? Car ils ne croient pas en eux-mêmes. Je vais parler maintenant comme un Indien (rire) : si l’on découvre la divinité en soi-même, c’est- à-dire la dignité personnelle univoque, on découvre la transcendance qui nous habite et nous dépasse. Mais si je ne crois pas en moi-même, je ne peux comprendre cela. Il nous faut nous transformer nous-mêmes pour transformer le monde. La transformation commence avec l’idée, déjà ancienne chez les Grecs et les hindous, que l’homme est un microcosme. Donc qu’en chacun de nous le destin de l’humanité se joue. Nous ne sommes pas seulement une monade plus ou moins séparée des autres. Tout est en relation avec tout : on ne peut pas isoler une chose du reste. Cela va évidemment à l’encontre de la science moderne qui veut toujours tout scinder et cataloguer : mais cet état d’esprit, en outrepassant son génie, nous a menés à la catastrophe. Il faut concevoir à présent une pensée holistique, qui relie tout à tout, chaque chose à chaque autre chose, car la réalité ne se laisse pas couper en morceaux. Mais pour avoir cette conception globale, il ne faut pas bêtement faire la somme de toutes les choses. Non, il faut créer une autre épistémologie, et pour réussir cela, on ne peut pas séparer la mystique de la raison. Ce divorce entre la connaissance et l’amour a commencé au XIIe siècle : or, connaissance sans amour, c’est calcul. Amour sans connaissance, c’est sentimentalisme. On ne peut pas bien connaître si on n’aime pas. On ne peut pas bien aimer sans connaître. Il faut à nouveau marier ces deux termes : c’est, me semble-t-il, l’une des espérances de notre temps." (...)