Historiquement, la littérature tantrique bouddhiste, à savoir le Vajrayâna, commence à s’affirmer à partir du VIe siècle de notre ère, mais c’est seulement entre le VIIIe siècle et le IXe siècle que l’Inde entière, bouddhiste ou brâhmaniste, tombe sous l’emprise de ce qu’on pourrait appeler la " vogue tantrique ".
Mais les questions de chronologie sont loin d’être entièrement élucidées.
Des principes et des méthodes tantriques se rencontrent dans certaines écoles bouddhistes bien avant le VIIIe siècle, et des savants très distingués croient pouvoir fixer les débuts de la littérature tantrique au IIe siècle après Jésus-Christ.
Quoi qu’il en soit, et comme il arrive toujours dans l’Inde, les choses qui paraissent, à première vue, si nouvelles dans le tantrisme sont en fait assez anciennes.
Pratiquement, il n’y a presque rien dans le tantrisme qui ne se trouve déjà, sous une forme plus ou moins élaborée, dans le védisme, le brahmanisme ou le bouddhisme.
En effet, par exemple, le secret de l’initiation et de la doctrine révélée est déjà védique ; le ritualisme est un caractère distinctif du brahmanisme ; les méditations et les contemplations appartiennent au domaine pan-indien du Yoga ; l’iconographie et le panthéon sont aussi bien bouddhistes qu’hindouïstes ; la physiologie mystique est à la base du Hatha-yoga ; l’érotique mystique n’est pas inconnue dans les textes brahmaniques, etc…
Même quand il s’agit d’un élément religieux nettement extra-védique et extra-brâhmanique, comme la présence prédominante de la Grande Déesse, cet élément, bien que non aryen, est toujours autochtone et archaïque ; en l’occurrence, il représente l’apport fondamental de la spiritualité aborigène, anaryenne, à la spiritualité hindouïste.
Pour simplifier notre exposé, nous allons rappeler les principes et les techniques tantriques non pas dans l’ordre de leur importance, ni dans celui de leur révélation au cours de l’initiation, mais en tenant compte en premier lieu de quelques traits spécifiques que nous voulons mettre particulièrement en valeur.
Comme toute doctrine véritable, le tantrisme est révélé uniquement par une initiation du maître au disciple.
La copieuse littérature tantrique ne sert que de commentaire aux vérités révélées directement par le guru. La vraie doctrine, qui est secrète, se transmet de vive voix, d’homme à homme ; littéralement traduit " de bouche en bouche " (vaktrât vaktrântaram), comme dit le Kulachûdâmani Tantra.
" Le secret doit être bien gardé des paçu ", des " bêtes ", des non-initiés, affirme le même texte.
Les tantrikas font toujours la distinction entre le sens " extérieur " (bâhya) et le sens " intérieur " (adhyât-mikd) d’un texte ; le premier sens est littéral, le deuxième occulte.
C’est pour une raison similaire qu’une partie considérable des textes tantriques ayant trait aux rites secrets est rédigée en un langage caché, la sandhyâ bhâshâ, un " langage crépusculaire ", devenant, de ce fait, presque inintelligible sans l’aide d’un initié.
La caractéristique de ce " langage crépusculaire " est la multivalence de significations.
Il s’agit d’utiliser la clé exacte pour pouvoir déchiffrer le sens précis du rituel proposé. Car, dans ce langage obscur à double sens, un état de conscience est exprimé par un terme érotique et la terminologie physiologique est riche en valeurs cosmologiques.
C’est ainsi que le " lotus ", symbole métaphysique par excellence, est interprété, dans le langage secret, comme bhaga, matrice.
Le " foudre ", vajra, signifie linga mais aussi çïmya, le vide métaphysique.
Une veine désigne aussi bien un " organe mystique " qu’une position yogique ou un état de conscience.
Par conséquent, des textes en apparence de la plus haute portée spéculative ont une signification occulte érotique, et
vice-versa.
Cette même ambiguïté quant à la structure de l’expérience, on la rencontre dans tous les autres rituels tantriques.
On constate une permanente interpénétration des niveaux du réel.
Plus exactement, le tantrika s’efforce de s’ancrer, au début, dans le concret le plus immédiat — et de le transfigurer par la suite ; en d’autres termes, de réanimer les énergies cosmiques endormies dans les objets rituels qui l’entourent.
Aussi, l’initiation et les cérémonies tantriques accordent-elles une importance de premier ordre aux icônes, aux statues, aux objets rituels (vases, fleurs, encens, etc.)
Mais il s’agit toujours de transfigurer ces objets et de retrouver leur véritable essence, qui est, inutile de le répéter, une essence cosmologique.
L’exacte prononciation des formules sacrées, mantra ou dhârani — formules et prononciation révélées par le guru aux divers degrés de l’initiation — acquiert dans le tantrisme un rôle capital.
Ces formules mystiques, ces liturgies orales ou mentales, formées parfois d’onomatopées, ou de mots inintelligibles, y deviennent un véhicule de la concentration.
L’efficacité illimitée des mantras est due au fait qu’ils sont, ou du moins qu’ils peuvent devenir, moyennant une récitation correcte, les " objets " qu’ils représentent.
C’est ainsi que chaque dieu, et chaque degré de sainteté possèdent un bîja-mantra, un " son mystique " qui est leur " semence ", leur " support " ou mieux leur être même.
En répétant selon les règles ce bîja-mantra, le pratiquant s’approprie son essence ontologique, s’assimile d’une manière concrète et immédiate le dieu, l’état de sainteté, etc…
Le Cosmos entier, avec tous ses plans et ses modes d’être, se manifeste en un certain nombre de mantras ; l’Univers est sonore, au même titre qu’il est chromatique, formel, substantiel, etc…
Un mantra est un " symbole " dans le sens archaïque et primitif du terme : autrement dit, il est en même temps la " réalité " symbolisée et le " signe " symbolisant.
Entre le mantra-yâna tantrique et l’iconographie, il y a une parfaite correspondance ; car, à chaque état mystique et à chaque degré de sainteté correspondent une image, une couleur et une lettre spéciales.
C’est en méditant sur la couleur ou le son " mystique " qui le représente que l’on pénètre dans une certaine modalité surhumaine, que l’on absorbe ou que l’on s’incorpore un état yogique, un dieu, etc..
Le Cosmos, tel qu’il se révèle dans la conception tantrique, est un vaste tissu des forces magiques ; et les mêmes forces peuvent être réveillées ou organisées dans le corps humain, par les techniques de la physiologie mystique.
C’est ainsi que le Kaulajnâna-nirnaya nous apprend comment il faut situer les différents mantras dans les cakras, dans les " centres " que la physiologie mystique indienne situe à l’intérieur du corps humain.
Une conception similaire explique l’importance accordée par le tantrisme à l’iconographie. Les images deviennent des " supports " pour la méditation.
Une image doit être " éveillée ", ce qui veut dire dynamisée et finalement assimilée.
Entre l’iconographie, la liturgie (orale ou mentale), et la méditation yogique il existe une relation organique. L’image comme le son mystique (mantra) n’est qu’un véhicule pour la concentration yogique.
Dans le tantrisme, la concentration signifie l’opération par laquelle on construit une image mentale de la divinité et le processus de dynamisation de cette image, son " animation ", sa transformation de symbole en expérience.
Les images divines ne sont pas seules à être intériorisées, le sont également le culte lui-même, les endroits du culte, etc.
Cette intériorisation ne veut pas dire abstraction.
Le corps humain ne perd jamais sa corporéité, mais par la discipline tantrique, le corps physique se dilate, se cosmise, se transsubstantialise.
La condition physique et psychologique de l’homme profane est dépassée, sinon abolie ; les activités sensorielles sont étendues dans une proportion, hallucinante, à la suite d’innombrables identifications d’organes et de fonctions physiologiques, aux régions cosmiques, aux astres, aux dieux, etc..
Mais, répétons-le, le corps joue un rôle prépondérant dans le tantrisme, et c’est surtout à cause de cette primauté accordée à la physiologie, à l’expérience charnelle, que le tantrisme doit être considéré comme la doctrine et la technique par excellence de l’homme déchu du Kali-yuga.
A notre époque, affirment les textes, l’ascétisme absolu et la contemplation exclusivement métaphysique ne sont plus capables de résoudre le problème posé par la condition humaine, lequel consiste à abolir la souffrance et l’illusion, à reconquérir la liberté et la béatitude.
Enlisé dans la matière, l’homme moderne, l’homme du Kali-yuga, doit commencer son ascension à partir de cette matière, même, sans toutefois s’éloigner de sa source vivante, qui reste l’énergie sexuelle.
L’ancien ascétisme indien avait réduit le corps à une énorme entrave.
Le tantrisme non seulement retrouve le corps, mais il en amplifie les possibilités mystiques et le tient pour une condition sine qua non de la délivrance.
" Sans le corps, dit le Hevajra Tantra, il n’y a pas de béatitude suprême ".
" Sans le corps, il n’y a ni, perfection,, ni béatitude ", affirme de son côté le Sri-Kâla-cakra-tantra.
L’importance du corps dans le tantrisme est accrue du fait que non seulement les astres, les lieux de pèlerinages, les temples, les dieux et les états de sainteté sont localisés dans les divers organes mystiques — mais aussi les principes métaphysiques.
Ainsi, les trois kâya du bouddhisme mahâyânique sont localisés dans les trois plexus (cakrd). Selon le bouddhisme tantrique, Prajnâ, la Sagesse suprême, manifestation de la Déesse, se trouve endormie dans la région du mûlâdhâra cakra, tandis que Upâya, c’est-à-dire la technique, le procédé assimilé à Bouddha Vajra-sattva, réside dans la région du cerveau.
Le but de la discipline tantrique est d’éveiller la Déesse Prajnâ et de la faire remonter à travers le corps jusqu’à atteindre le Bouddha Vajra-sattva et à s’unir avec lui.
Dans les diverses formes du tantrisme hindou, Çiva, principe de la Conscience pure, réside dans le sahasrâra, le lotus à mille pétales de la région cérébrale ; Çakti, la déesse, principe de la force créatrice universelle, réside dans le mûlâdhâra-cakra, sous l’aspect d’un petit serpent (Kundalinî).
Exactement comme dans le tantrisme bouddhiste, le but de la technique tantrique hindoue est de réveiller la déesse et de l’unir avec le dieu Çiva.
Étant donné l’importance métaphysique du principe féminin — représentant, dans le tantrisme hindou, l’aspect actif et créateur de la réalité cosmique — il est facile de comprendre le rôle essentiel joué par la femme dans le mouvement tantrique tout entier.
En un certain sens, on peut dire que le tantrisme est le retour à la religion de la Mère, à la religion archaïque qui a dominé l’Inde pré-aryenne de la préhistoire, comme elle a dominé l’aire afro-eurasiatique en sa totalité.
Mais cette fois-ci il s’agit de quelque chose de plus qu’une simple dévotion à la Mère, à la Grande Déesse de la fertilité cosmique : il s’agit de résoudre le problème de la douleur de l’existence et de reconquérir la liberté et la béatitude spirituelles.
Le but de l’union cérémonielle est, comme nous allons l’expliquer, l’intégration des principes polaires de l’homme, sa transformation en un androgyne.
Mais il y a aussi autre chose : la signification révolutionnaire de ces pratiques tantriques, spécialement les pratiques du bouddhisme tardif.
L’importance accordée à la femme, l’union sexuelle promue au rang d’un instrument de salut, l’apologie de l’orgie rituelle — tout cela équivaut à un manifeste révolutionnaire rédigé contre la métaphysique, la morale et la religion anciennes.
Les lois sociales et les principes éthiques doivent être abolis puisqu’ils sont illusoires. Dans un monde dépourvu de réalité ontologique, où tout est illusoire, tout est permis — à condition que celui qui jouit de ces libertés ne se comporte pas comme un esclave, comme une « bête » (paçu), mais réalise continuellement le manque de réalité foncière de toute chose profane.
Inutiles les rites à l’ancienne mode, védique ; inutile le renoncement ascétique, inutiles les prières. L’important est
d’atteindre à la vacuité de toute forme cosmique et à la réalité ultime, cachée aux yeux des non-initiés, des non-illuminés. Par conséquent, en apparence du moins, tout est permis.
Pour nous résumer, le tantrisme trahit dans sa structure même le paradoxe de la réalité ultime et celui de la condition humaine.
Il s’efforce de s’ancrer dans le concret le plus physiologique, mais seulement pour pouvoir, par la suite, transsubstantialiser ce concret et redécouvrir en lui les principes mêmes de la Vie Cosmique.
Il fait appel à la présence féminine, concrète ou idéale, mais uniquement dans le dessein de redécouvrir l’identité foncière entre le principe féminin et masculin.
" Toi, ô Devî, dit Çiva à la Déesse dans le Mahânirvâna Tantra, Toi, tu es mon véritable moi-même ! Il n’y a pas de différence entre Toi et Moi. "
La doctrine ultime, et la plus secrète, du tantrisme est justement cette identité des contraires, cette identité entre Çiva et Çakti, entre Krishna et Râdhâ, entre Bouddha et la Déesse — en un mot l’identité de l’aspect négatif, non manifesté, de la réalité et de son aspect manifesté.
La libération, la béatitude est l’accomplissement de cette unité de principes polaires dans son propre être.
Mais, contrairement aux autres " philosophies " indiennes, le tantrisme croit que l’homme déchu du Kali-yuga n’a plus la possibilité d’obtenir cette identification des contraires par la seule voie gnostique, métaphysique, par la voie de la contemplation et de la sagesse. L’homme du Kali-yuga ne peut être sauvé qu’à partir de sa propre condition existentielle qui est, en premier lieu, une condition charnelle, vu l’incapacité d’approcher directement par l’esprit la réalité ultime.
C’est pour cette raison que l’identification des contraires est réalisée dans le tantrisme sous la forme de l’androgynie.
L’éveil de la Kundalinî, qui constitue la pratique la plus secrète et la plus dangereuse du tantrisme, ne signifie pas autre chose que l’union de la déesse Çakti avec le dieu Çiva, à l’intérieur du corps humain.
Cet éveil et cette union s’obtiennent à travers une pratique yogique extrêmement difficile à exposer.
Le premier résultat de l’éveil de la Kundalinî dans l’intérieur de l’homme est sa permanente béatitude, sa délivrance de la douleur de l’existence.
Mais ceci n’est qu’une première étape. L’éveil de la Kundalinî rend possible une pratique encore plus complexe, moyennant laquelle l’homme abolit la durée temporelle et réalise l’immortalité ici-bas.
Il existe très peu de textes sur ces pratiques et ils sont, plus encore que les autres, extrêmement obscurs.
Tout ce qu’on peut y déceler c’est que ces pratiques, en relation avec l’éveil de la Kundalinî, tendent à unifier, à l’intérieur du corps humain, tous les courants polaires, qu’il s’agisse des rythmes cardiaques respiratoires ou sanguins, ou même des phénomènes physiologiques d’assimilation et de désintégration.
A un certain moment de la pratique, le corps devient complètement unifié, comme un vase clos, symbole d’un Cosmos parfait et serein.
Celui qui est parvenu à cette extase a dépassé d’une manière radicale la douleur de l’existence humaine.
Il est un jîvan-mukta, un " délivré dans la vie ".
Mircea Eliade.