Enfant j'habitais à la lisère de ce que l'on appelle "les rochers de Fontainebleau", de l'autre coté s'étend la vaste plaine agricole de la Beauce. C'est un espace de jeux extraordinaire qui se prête à toutes les explorations et les aventures. Il y avaient des grottes que nous visitions en grattant le sable pour nous enfoncer dans le mystère de cette nature. Un jour, nous promenant dans ce territoire familier, au détour d'un sentier discret, nous découvrîmes qu'une grotte était habitée. En approchant, il y avait dans cette grotte naturelle des affaires posées ça et là, témoignant que des individus y avaient élu domicile. Surprise étonnante. Nous sommes restés incrédules devant l'entrée, puis nous sommes rentrés. A la maison, j'en ai parlé à mes parents qui m'ont répondu qu'il devait s'agir de "trimards". On m'expliqua que ce sont des gens qui cheminent vers là où le travail saisonnier les conduit. Mais loger dans une grotte me les rendaient étranges, échappant à toutes mes représentations. Toujours est-il que j'aime ce mot trimard, il renvoi à l'imaginaire du vagabondage, aujourd'hui on dirait SDF qui est plus péjoratif. Il en est ainsi d'un certain nombre de mots un peu vieillots qu'on a rebaptisé dans la novlangue afin de les rendre inopérants.
Par exemple, gâteux. Mamie radote, elle est gâteuse. Aujourd'hui on dit qu'il - ou elle - a la maladie d’Alzheimer. On perd en familiarité. Il y a aussi les boueux - autrement dit les éboueurs - dont on se demandait s'ils étaient passés ce matin. Aujourd'hui on dit ripeur. On gagne en laideur. Femme de ménage devient technicienne de surface, et ainsi de suite.
La locution qui me laisse rêveur c'est : "Il a rendu l'âme" pour dire qu'il est décédé mais surtout mort. Il, ou elle, a rendu l'âme poétise la mort, la rend pensable et presque acceptable. On peut écrire aussi trépasser, qui exprime cette idée de passage vers un au-delà. L'âme, qui ne fait plus partie du vocabulaire, a été rendue à son créateur. Il y a un sentiment de prolongation, tandis que mort c'est radical et définitif. On entre dans le cercueil et une fois sous terre tout est terminé. C'est une désolation que manier le langage pour le dénaturer, pour lui donner une signification édulcorante. Misère d'une époque qui s'évertue à : "Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde." Albert Camus.
Moi-même.