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Journal d’un Métaphysicien de passage.

Journal d’un Métaphysicien de passage.

Déambulations, soliloques, billevesées et autres histoires à dormir debout.


Le libre jugement.

Publié par konrad sur 19 Juillet 2014, 17:23pm

Catégories : #Pensées originales.

  L'union fait la force. Oui, mais la force de qui ? Le Léviathan populaire emportera tout si une seule et même idée habite toutes les têtes. Et ensuite ? J'aperçois les fruits éternels de l'union ; un pouvoir fort ; des dogmes ; les dissidents poursuivis, excommuniés, exilés, tués. L'union est un être puissant, qui se veut lui-même, qui ne veut rien d'autre. Le raisonnement militaire montre ici toute sa force : « Je ne puis rien faire de subordonnés qui toujours critiquent ; je veux qu'on m'approuve ; je veux qu'on m'aime. » et c'est quelque chose de faire à dix mille un seul être ; cela écrase tout. L'imagination s'enivre de cet accord, sensible même dans le bruit des pas. Chacun attend de merveilleux effets. Or, les soldats de Bonaparte virent le sacre et tout l'ancien ordre revenu ; ils ne virent rien d'autre . L'union s'affirme et se célèbre elle-même ; elle s'étend ; elle conquiert. On attend vainement quelque autre pensée.

  Il n'y a de pensée que dans un homme libre ; dans un homme qui n'a rien promis, qui se retire, qui se fait solitaire, qui ne s'occupe point de plaire ni de déplaire. L'exécutant n'est point libre ; le chef n'est point libre. Cette folle entreprise de l'union les occupe tous deux. Laisser ce qui divise, choisir ce qui rassemble, ce n'est point penser. Ou plutôt c'est penser à s'unir et à rester unis ; c'est ne penser rien d'autre. La loi de la puissance est une loi de fer. Toute délibération de puissance est sur la puissance, non sur ce qu'on en fera. Ce qu'on en fera ? Cela est ajourné, parce que cela diviserait. La puissance, sur le seul pressentiment d'une pensée, frémit toute et se sent défaite. Les pensées des autres, quelles qu'elles soient, voilà les ennemis du chef ; mais ses propres pensées ne lui sont pas moins ennemies. Dès qu'il pense, il se divise ; il se fait juge de lui-même. Penser, même tout seul, c'est donner audience, et c'est même donner force, aux pensées de n'importe qui. Lèse-majesté. Toute vie politique va à devenir une vie militaire, si on la laisse aller.

  Petit parti ou grand parti, petit journal ou grand journal, ligue ou nation, église ou association, tous ces êtres collectifs perdent l'esprit pour chercher l'union. Un corps fait d'une multitude d'hommes n'a jamais qu'une toute petite tête, assez occupée d'être la tête. Un orateur quelquefois s'offre aux contradicteurs ; mais c'est qu'alors il croit qu'il triomphera. L'idée qu'il pourrait être battu, et, encore mieux, content d'être battu, ne lui viendrait jamais.

  Socrate allait et venait, écoutait, interrogeait, cherchant toujours la pensée de l'autre, ne visant point à l’affaiblir, mais au contraire à lui donner toute la force possible. Dont l'autre souvent s'irritait ; car notre pensée, mise au clair, n'est pas toujours ce que nous voudrions ; il s'en faut bien. Seul avec soi et libre de tout ; seul avec l'autre, et tous deux libres de tout. Il n'y a point de lueur pour l'esprit hors de ce chemin-là ; il n'y a point d'éducation réelle hors de ce chemin-là. L'homme parle à son semblable, qu'il veut son égal. La moindre preuve de géomètre rétablit ce royaume invisible des esprits. La moindre expérience aussi ; car si l'on ne discute librement, il n'y a plus aucun genre de preuve. Et il ne s'agit pas de savoir beaucoup.

  C'est pourtant ainsi qu'on s'instruit ; il n'y a point d'autre moyen. Ceux qui auront la curiosité de lire Platon, ce qui est suivre Socrate en ses tours et détours, seront étonnés d'abord de ces grands chemins qui ne mènent à rien. Mais aussi il n'est pas dit qu'un esprit libre sera assuré de beaucoup de choses ; encore moins qu'il s'accordera aisément avec beaucoup d'hommes. Un joueur de ballon en un sens ne gagne rien non plus ; mais quand il perdrait la partie, il a gagné de bonnes jambes et de bons bras. Ainsi Socrate gagnait de se sentir fort contre les discours de belle apparence. En ce petit pays de Grèce, en ce temps heureux, on vit paraître un commencement de liberté. Nous vivons encore sur cette monnaie précieuse. En notre pâte d'homme, épaisse, dogmatique, il reste heureusement un peu de ce levain. Ainsi la formation impériale qui toujours renaît en toute nation comme en tout parti, et fut-ce entre deux hommes, ne réussit jamais tout à fait ; il reste une petite lueur d'incrédulité. O vigiles de la flamme, n'allez pas vous endormir.

 

Alain. Propos sur les pouvoirs.

Folio essais.

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