Steve : Dans le monde extérieur, on peut imaginer qu'il faille trouver des preuves... J'achète une bague en or pour ma femme, mais est-elle bien en or ? Je demande au bijoutier un certificat, je lui demande une preuve. S'agissant de la femme dont on est amoureux, sans doute serait-il avisé, avant de rendre à son père la visite protocolaire, de lui demander de nous fournir la preuve de la sincérité de ses sentiments à notre égard - mais bien sûr, dans ce cas, la recherche de la preuve est plus aléatoire.
Dans le monde intérieur, se conduire de la sorte serait peu avisé, c'est le moins qu'on puisse dire ! Ici aussi, il y a de l'or. J'en rencontre une paillette ou un lingot et j'ai ce réflexe funeste : me mettre en quête de la preuve que c'est bien de l'or, de l'or authentique. Tout à coup, un goût de moi-ité exquis déclot en moi sa robe de conscience, je suis touché en pleine âme : l'erreur, l'impair qui ne pardonne pas, serait de tourner et retourner la chose pour vérifier qu'elle est poinçonnée. Imaginons que l'or intérieur ait modulé, finement, dans une autre tonalité, une sublime exaltation du sentiment d'être ; l'avertissement demeure exactement le même.
Plus généralement, quand, au dedans, la valeur se dévoile, on n' a pas à se poser de questions, la valeur est là, eh bien, elle est là, point. La valeur est à elle-même son propre critère.
Question : Il faut se faire confiance...
Il faut douter de ses opinions, impérativement ; il faut impérativement faire confiance à ses intuitions. Quand je parle d'intuition, je ne parle pas de divination, de voyance, je me réfère exclusivement à la connaissance intuitive, à l'exercice de cette faculté qui est nôtre de connaitre par notre esprit de façon immédiate, concrète, directe, c'est à dire non discursive : en "court-circuitant" le discours de la pensée.
Reprenons l'exemple de l'émerveillement. Y a-t-il lieu de s'interroger sur l'authenticité de l'émerveillement, de le passer à la moulinette de la critique ? Absurde ! Oui, mais... Oui, mais mon émerveillement est-il justifié ? On s'en fout. Le bien-fondé de l'émerveillement, on s'en fout. S'en soucier, c'est déjà avoir craché sur la merveille, c'est l'avoir trahie et s'être trahi soi-même. Ce qui ne veut pas dire que nous devons tout accepter pour argent comptant.
Les faux sentiments ?
Les faux sentiments, les sentiments convenus, les sentiments de parade, les sentiments déguisés en opinions politiques... Ça, c'est une toute autre affaire. Enquêter sur la révélation intuitive, folie pure, ne pas enquêter sur le faux sentiment, folie pure.
Et si on tombe amoureux ?
Ça c'est un cas intéressant. Normalement, on s'attendrait à ce que le type qui tombe amoureux soit... au courant. On voit mal comment il pourrait bouder la grande évidence. Eh bien, ça arrive ! De nos jours, il semblerait même que ça arrive souvent, que ce soit presque la norme. "Suis-je amoureux ?" : je connais bon nombre de jeunes gens qui se posent, gravement, la question - avant de la poser autour d'eux, à un parent, à un ami, voire à un Maître... Certaines choses ont besoin d'être confirmées, cautionnées, d'autres, franchement pas !
Néanmoins il peut y avoir illusion. Être amoureux est souvent une illusion.
On dit aujourd'hui une quantité énorme de bêtises sur ce sujet. Quand on éprouve un sentiment amoureux, une petite mécanique se met à tourner, une mécanique pleine de suspicion à l'égard de ce sentiment. "Est-ce que ce ne serait pas une projection ?" En clair, existe-t-il la moindre relation entre l'impression que l'autre crée en moi - cette espèce de "goût" étant à l'évidence la cible du sentiment amoureux - et le goût que l'autre, dans le secret de sa subjectivité, a pour lui-même ? Interrogation philosophique majeure, ne comportant pas de réponse. Mais quelle imprudence, quelle imprudence suicidaire, quelle folie, que de vouloir mettre en cohérence cet enracinement qu'est la vie affective avec les vues incertaines du penseur !
Quand j'aime, j'aime, quand je pense, je pense : ça doit marcher en parallèle. Et l'on pressent bien que s'il y a interférence des deux niveaux, cela signifie que le dire de la raison a pris le pas sur le dire de l'intuition. La connaissance intuitive prime sur toutes les autres formes de connaissance. On doit coûte que coûte s'en tenir là. Tous les démentis que la vie ne va pas manquer d'infliger à la connaissance intuitive, on doit, on se doit de les chasser comme des mouches.
Stephen Jourdain. La bienheureuse solitude de l'âme. Éditions Accarias L'originel.