Je ne t'appelle pas. L'amour que j'ai pour toi est plus silencieux que le silence. Je ne t'attends pas. Je ne pense même pas à toi. Je regarde un brin d'herbe si galvanisé de lumière qu'il est plus coupant qu'un rasoir. J'écris. Ou plutôt : tu écris pour moi, à ma place que j'ai laissée vide.
Ma main droite est faite de cinq rivières qui filent vers l'océan.
Deux de mes doigts serrent une petite barque endeuillée de feutre noir. Ils la poussent sur les ondes blanches.
Mon amour ne te regarde pas. Il ne me concerne même pas. Il me traverse et, en me traversant, me change comme fait la lumière avec les vitraux de Conques. Je ne sais pas ce que j'écris. Je sais qu'aucune lettre n'est inutile et que toutes atteignent leur destinataire, s'éclairent à son visage même quand il n'est pas de ce monde, même quand il n'a aucun nom, ou bien tous les noms possibles.
Christian Bobin. La nuit du cœur. Folio.